Brave, le navigateur lancé hier en phase bêta par Brendan Eich, qui met fin au tracking et aux cookies 3rd party, représente-t-il une menace pour l’industrie de la publicité en ligne telle qu’elle est bâtie aujourd’hui, avec des ad exchanges, des plateformes d’achat (DSP) et de vente d’impressions automatisées (SSP), des extensions d’audiences, des algorithmes de ciblage d’utilisateurs identifiés, des datas exchanges, des tierces parties servant à mesurer la visibilité, les résultats de campagnes etc. ?
Deviendra-t-il une réponse pour les petits éditeurs au dilemme de l’usage croissant de bloqueurs de publicité ? Les annonceurs et les éditeurs, adhèreront-ils à sa proposition ?
Il est peut-être un peu tôt pour répondre à toutes ces questions et ce sujet ne cessera pas de susciter des réactions et des articles à venir. Mais on peut déjà tenter de décortiquer ce qui a été dévoilé hier.
Le combat de Brendan Eich avec son Brave Browser est affiché comme étant ouvertement contre la publicité personnalisée intrusive et basée sur la « surveillance » du comportement des utilisateurs en ligne, à partir de cookies et de codes tiers (n’appartenant pas au site visité).
Brave Browser sera ainsi en mesure de bloquer par défaut tous les traqueurs, cookies et autres codes des tierces parties visant à servir des publicités et notamment à suivre les pas et les actions des utilisateurs en ligne.
Mais il ne va pas bloquer les codes appartenant au domaine visité. « Nous allons bloquer des cookies de parties tierces […] mais nous ne bloquerons pas de cookies du type 1st party par défaut. Ceci dit, l’utilisateur de Brave aura le choix de sélectionner les cookies qu’il autorise ou qu’il bloque, de manière globale ou site par site », explication fournie à l’origine en anglais dans la FAQ du site officiel de Brave.
Ceci signifie que chaque éditeur sera théoriquement en mesure de suivre l’utilisateur au sein de son propre site (sauf si l’utilisateur choisit de lui en empêcher) et de lui servir des publicités (à condition que celles-ci rentrent dans les critères imposés par Brave, nous le verrons ci-après).
Dans la FAQ, on utilise l’exemple du moteur de recherche de Google (l’explication vaut donc aussi pour Facebook !) : « Google aura la possibilité de vous suivre uniquement au sein de son propre domaine et il ne pourra pas utiliser cette information pour vous cibler en-dehors de google.com ». Voilà qui est dit.
Le concepteur du langage JavaScript et co-fondateur de Mozilla ne semble pas aveugle au problème central et essentiel des éditeurs sur internet qui est celui du financement du contenu qu’ils publient. En bloquant des publicités, quelle solution servant à payer le contenu gratuit que l’on consomme en ligne est proposée par Brave ?
La réponse : le navigateur va autoriser certaines publicités, à partir d’un modèle imposé affiché par ses concepteurs comme étant respectueux de la vie privée des utilisateurs, moins intrusif et, cerise sur le gâteau, permettant aux pages de charger beaucoup plus vite.
« Nous allons cibler des publicités basées sur des signaux fournis par le navigateur suivant un vocabulaire standard et sans recours à des identifiants permanents ni à des cookies hautement identifiables », explique Brendan Eich dans le billet publié hier. Toutes les données concernant la navigation de l’utilisateur ne seront a priori pas stockées et certainement pas partagées, si l’on croit à ce qu’on lit.
Le navigateur offrira aussi aux utilisateurs de présélectionner des éditeurs de leur choix qu’ils souhaitent soutenir financièrement (via des paiements automatisés) pour une expérience sans publicité en contrepartie.
Verrouillage
D’après ce qui est pour le moment diffusé au sein du site officiel de Brave, ce ne sont pas uniquement les « mauvaises publicités » (de l’anglais malvertising) qui seront bannies, dont on sait qu’elles sont fournies par des logiciels peu scrupuleux.
Les concepteurs du navigateur comptent bien bloquer tous les pixels et cookies tiers servant à suivre le comportement de navigation de l’internaute : et là c’est bien toute la logique de l’industrie de la data et de la publicité personnalisée telle qu’elle est structurée aujourd’hui qui semble remise en question.
Enfin, lors de la navigation, Brave donnera préférence aux adresses https des sites, quand elles existent, plus sécurisées.
Mais, en face, le navigateur mettra ce qu’il faut en place pour permettre lui-même le déploiement des campagnes personnalisées. Il va se servir de l’analyse des signaux de navigation de l’utilisateur pour connaître ses intentions et décider « quelles préférences et signaux d’intention exposer pour maximiser la valeur de l’utilisateur, de l’éditeur et de l’annonceur ».
« Comme expliqué plus haut, le navigateur connaît pratiquement tout ce que vous faites. Il sait quels sites vous visitez, combien de temps vous y passez, qu’est-ce que vous regardez… » Toutes ces données qui permettent d’analyser les intentions des utilisateurs resteront cependant protégées, d’après les informations publiées sur le site officiel de Brave, verrouillées en quelque sorte, et seule une partie filtrera à des fins publicitaires, lorsque le serveur publicitaire sera sollicité.
« Chaque ad request est anonyme et expose une petite quantité de signaux au sujet des préférences et des intentions de l’utilisateur et ceci afin de prévenir de figer l’empreinte digitale de l’utilisateur [fingerprinting dans le texte original en anglais] par un ensemble unique de tags . »
De nombreuses questions restent en suspens…
Qui décidera quelles publicités seront autorisées ?
Un premier élément de réponse est fourni dans la section FAQ du site de Brave : le logiciel ne fera pas comme certains bloqueurs de publicités, il n’autorisera pas certains annonceurs à « passer » en échange de financement. C’est bien le système de ciblage du navigateur qui permettra l’insertion de publicités fournies « par des agences de publicités et nos partenaires directs ».
Qui décidera quelles publicités seront bloquées ?
Toutes, par défaut, seront bloquées par le navigateur Brave, sauf, si l’on comprend bien, celles qui répondent à des accords fixés entre Brave et des éditeurs et au système d’ad serving qu’il autorise. « Notre intention est de travailler avec les éditeurs pour permettre le déploiement du display sur leurs inventaires vendus en direct et pour fournir l’accès à notre système de ciblage privatif », peut-on lire dans les FAQ. L’utilisateur pourra désactiver le système de blocage et/ou de remplacement par défaut s’il le souhaite.
À l’avenir, les concepteurs envisagent « d’autoriser les éditeurs de signaler en temps réel au navigateur lorsqu’ils disposent de publicités négociées en direct qui ont plus de valeur que celles que Brave peut fournir. Ces publicités doivent être pertinentes et répondre à nos critères standards de qualité (non-intrusives, sans traqueurs, etc.). Mais ce sera déterminé de manière dynamique et sans recours à des listes blanches financées. » Là encore, l’utilisateur aurait le dernier mot.
Si on part de l’hypothèse que la plupart des utilisateurs ne souhaitent pas de pub et ne se soucient pas vraiment du financement du contenu qu’ils consomment sur Internet, au final, Brave ne risque-t-il pas de devenir un méga bloqueur de publicités servant à asphyxier les éditeurs, qui verront leurs revenus coupés de manière radicale ? Comment garantir le financement de ces derniers ?
Nous avons vu plus haut, les concepteurs de Brave proposent leur alternative au système de la publicité personnalisée en vigueur avec leur propre système, qui verrouille en quelque sorte l’accès aux informations de navigation de l’utilisateur tout en fournissant des clés pour que la publicité servie soit adaptée aux « intentions » de l’utilisateur et à son profil de navigation.
Les annonceurs, seront-ils au rendez-vous ?
Le navigateur actuellement en phase test sera disponible encore cette année sur desktop et mobile. Affaire à suivre.
Luciana Uchôa-Lefebvre
(Images issues du site officiel de Brave software.)