Le marché des plateformes technologiques au service des éditeurs manque de transparence et se consolide de manière trop inquiétante, au détriment notamment des acteurs européens. Cette analyse est l’un des points forts de l’interview qu’ad-exchange.fr a réalisée avec Cyrille Geffray et David Pironon, respectivement PDG et directeur des opérations à Smart Ad Server, parmi les plateformes supply side (SSP) européennes aux plus forts taux de croissance ces dernières années.
Vous nous indiquez que les plateformes supply side du marché manquent de transparence. Pouvez-vous nous expliquer à quoi faites-vous référence précisément et pourquoi ?
C.G. : Ces plateformes n’affichent en effet pas les revenus réels : soit elles ne sont pas transparentes, soit elles affichent un montant qui ne correspond pourtant pas à la réalité de ce qui est acheté.
D.P. : Quand on analyse les rapports annuels des sociétés qui sont cotées, on constate que les takes rates moyens qui sont annoncés, donc les revenus sharing moyens avec les éditeurs, sont très différents de ceux affichés lors des deals signés avec ces derniers. Sur le marché on est plutôt autour de 15 %, alors que dans les rapports annuels de ces acteurs ces taux peuvent aller bien au-delà de 20 %.
C.G. : Ces contrats sont conçus de telle façon que ces acteurs annoncent un rev-share donné tout en se laissant la possibilité de facturer d’autres prestations derrière de manière non-transparente et non-justifiée. Les éditeurs ne savent pas : il y a un prix en facial, mais comme il n’y a pas d’indication sur le revenu réel facturé aux trading desks, on finit par ne pas connaître le revenu réel obtenu à partir de l’inventaire de l’éditeur. Et cela se passe partout, de manière globale.
Ce sont des plateformes importantes du marché qui pratiquent ce genre d’opacité ?
C.G. : Oui. Je pense même que c’est plutôt la règle que l’exception.
En venant en quelque sorte les dénoncer vous voulez montrer que vous ne travaillez pas comme ça ?
C.G. : Je ne pense pas que le terme dénoncer soit tout à fait juste. Je pense qu’il y a aussi une hypocrisie du côté des éditeurs qui consiste à vouloir payer le moins possible à leurs prestataires technologiques. Or ceux-ci doivent faire face à des coûts assez massifs, ce qui les pousse à opérer une sorte de détournement pour réussir à joindre les deux bouts. Morale de l’histoire : soit on a tous accès à un rev-share qui permet d’apporter le service correctement et de se développer, soit il faut rentrer dans une autre logique. On finit par se retrouver dans un entre-deux qui n’est pas très sain.
En ne faisant pas comme eux, est-ce que vous vous y retrouvez ?
C.G. : De notre côté, nous faisons le pari qu’une transparence maximale est de plus en plus plébiscitée par les éditeurs.
Les éditeurs sont les premiers intéressés. Si vous arrivez à ce constat, pourquoi ne réagissent-ils pas ?
C.G. : Mais ils ne disposent pas de cette information. Il faut aussi prendre en compte que dans un contexte de croissance importante du programmatique, l’éditeur est content parce qu’il voit ses revenus augmenter de manière substantielle, et il ne cherche donc pas à en savoir plus sur les marges réelles qui sont pratiquées.
D.P. : Les chiffres qui sont annoncés sont des chiffres globaux, l’éditeur n’est donc pas censé savoir quels sont les différents niveaux de take rate par marché. Nous décortiquons ces chiffres avec plus d’attention parce qu’il est important pour nous de savoir où nous situons par rapports à nos concurrents, pour évaluer notre niveau de performance.
Nous voyons émerger un certain nombre d’acteurs peu nombreux qui se consolident en tant que principales plateformes en charge de la monétisation du contenu édité en ligne. Comment analysez-vous la situation de ce marché aujourd’hui ?
C.G. : Il y a d’un côté une concentration énorme de budgets médias digitaux entre les mains de quelques publishers. Pour les 50% restants, derrière ce qui peut apparaître comme une foison de sociétés, seulement quelques plateformes occupent le marché. Les plateformes technologiques deviennent en effet la colonne vertébrale de la monétisation des éditeurs. Et celles qui sont capables de gérer les ventes directes et indirectes vont devenir de moins en moins nombreuses, avec un risque fort que ces dernières drainent une proportion grandissante des revenus digitaux de façon à rendre les éditeurs de plus en plus dépendants d’elles. Au final, on risque d’aboutir à un marché peu concurrentiel avec une proportion de budgets médias prise par ces plateformes anormalement élevée. Certaines de ces plateformes n’étant pas européennes, il pourra y avoir des conséquences sur les impôts, qui baisseront, au niveau de l’emploi aussi, qui sera détruit puisque l’essentiel du travail sera fait par des serveurs, et ainsi de suite. On observe déjà un nombre d’acteurs moins importants localement, avec notamment moins de start-ups et ce n’est que le début.
Vous faites partie de ces grandes plateformes qui se positionnent sur ce marché. Qu’aimeriez-vous pour pallier ce problème ? Une régulation du marché ?
C.G. : Ce serait l’idéal mais je ne vois pas comment on pourrait la faire. Il faudrait déjà que tout le monde soit conscient des implications de ce qui se passe maintenant. Il faut penser aussi au fait qu’un éditeur qui est complètement dépendant à la fois de son acquisition de trafic et de ses revenus d’une, deux ou trois plateformes a une liberté éditoriale extrêmement restreinte.
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Propos recueillis par Luciana Uchôa-Lefebvre
(Images: Smart Ad Server.)