Suite de l’interview de Céline Craipeau, spécialiste produit et solutions de Tradelab. Pour lire la première partie, cliquez ici.
Actuellement en discussion à Bruxelles pour réguler la collecte de données dans les communications électronique, ePrivacy représente-t-il une menace pour l’industrie? Pensez-vous que ce texte sera amené à évoluer avant son adoption définitive?
C’est vrai que depuis quelques mois l’industrie digitale parle presque plus du règlement ePrivacy, que de la RGPD. Ce texte doit préciser les exigences de protection des données liées aux cookies. On n’en connaît pas encore la teneur exacte et cela génère d’ailleurs beaucoup d’inquiétudes qui ont pour effet de figer le marché de la publicité en ligne sur le sujet de la protection des données: beaucoup ont préféré suspendre leur mise en conformité avec la RGPD, en attendant une version définitive des règles à appliquer. Le gouvernement français semble néanmoins vouloir faire pression pour que le règlement soit adapté de façon à prendre en compte les intérêts des acteurs de la publicité digitale. C’est un signal positif qui reste cependant à confirmer.
La publicité en ligne peut-elle exister sans cookies (ou sans collecte de données)?
Il existe des alternatives qui ne fonctionnent cependant pas de manière optimale. Je pense par exemple à l’initiative de DoubleClick for Publishers, qui permet d’afficher des publicités sans générer d’user ID (même si un cookie est créé, celui-ci est anonyme) ce qui permet d’échapper à la législation européenne. Cette solution n’est pas forcément souhaitable pour autant. Elle ne permet ni de personnaliser les messages affichés, ni de maîtriser la pression marketing. Cela se traduira par une exposition de l’utilisateur à des publicités sans lien avec ses intérêts, publicités qu’il risque d’ailleurs de voir beaucoup plus souvent! À l’heure de l’adoption des adblocks il semble qu’une telle dégradation de l’expérience utilisateur pourrait gravement endommager le contrat entre industrie digitale et internautes. Sans cookies la publicité sera aussi plus difficile à valoriser auprès des annonceurs puisqu’on ne pourra pas mesurer son impact psychologique et commercial. Par ailleurs il faudra s’attendre à une survalorisation des espaces publicitaires dans les espaces loggés qui offrent l’accès à des informations de ciblage. Les GAFA seront les premiers (et les principaux) acteurs à en profiter. Même si la disparition du cookie n’est pas encore programmée, on ne peut que s’inquiéter de la mauvaise santé de ce système de tracking tout autant menacé par les initiatives privées, comme celle d’Apple avec Safari 11, que par la RGPD.
Il faudra s’attendre à une survalorisation des espaces publicitaires dans les espaces loggés qui offrent l’accès à des informations de ciblage.
Au-delà de l’aspect juridique, toutes ces questions relatives au consentement renvoient à la relation entre l’industrie du digital et les utilisateurs. Fallait-il améliorer cette relation d’après vous?
Sans aucun doute. Depuis sa création, Tradelab plaide pour une publicité moins intrusive, qui serve l’expérience utilisateur au lieu de l’encombrer. Il est d’ailleurs de notoriété publique qu’une publicité trop agressive est destructrice de valeur. Le cas d’école est celui du retargeting d’utilisateurs « chauds », c’est-à-dire qui ont visité une fiche produit ou mis un produit au panier il y a moins de vingt-quatre heures, qui peut faire perdre des ventes à l’annonceur! De la même manière, des formats intrusifs, comme les publicités vidéo en autoplay avec le son sur desktop ou les pop-ups, génèrent très peu d’adhésion malgré leur caractère impactant. Je reviens sur l’adoption des adblocks, qui concerne 35% des internautes français. Oui, il existe un besoin de relégitimer le contrat qui lie l’industrie digitale et l’utilisateur…
Dans l’ensemble, et pour revenir au RGPD, pensez-vous que ce texte soit favorable à l’industrie? Si oui, pourquoi?
Lors de sa publication la RGPD a fait beaucoup de bruit. En réalité la plupart des mesures qu’elle formalise étaient déjà en vigueur en France depuis longtemps. Typiquement la nécessité d’obtenir le consentement de l’utilisateur avant le dépôt des cookies sur son navigateur était imposée par la CNIL française depuis des années, même si la plupart des sites ne sont pas encore en conformité. Le texte amorce par ailleurs une homogénéisation des législations européennes qui facilite vraiment la compréhension de nos obligations. Demain, on n’aura plus besoin de jongler entre les réglementations nationales. Et surtout la RGPD pose de nouveaux principes de régulation du digital, ce qui est absolument nécessaire. Des centaines de business model sont nés de l’explosion du numérique et ont besoin que les « règles du jeu » soient mises à plat pour se développer dans le respect des citoyens.
Ne craignez-vous pas qu’une partie considérable des consommateurs refuse de livrer les informations les concernant? Existe-t-il un juste milieu possible? Comment voyez-vous l’avenir?
Tout dépend évidemment de la manière dont la question leur sera posée. Si dès le téléchargement des navigateurs, on demande à l’utilisateur de choisir des préférences qui seront ensuite systématiquement appliquées, il est à craindre que le principe de précaution ne l’emporte et que les internautes préfèrent tout refuser en bloc… Le problème vient de ce qu’aujourd’hui ils n’ont pas la possibilité de sélectionner les données qu’ils partagent. Les utilisateurs pourraient très bien vouloir partager leurs intentions d’achat afin de recevoir des publicités personnalisées tout en conservant la confidentialité des informations qu’ils considèrent comme strictement privées, par exemple la naissance à venir de leur enfant. Il faudrait pour cela hiérarchiser les données personnelles. La RGPD introduit une différenciation entre les données sensibles (par exemple relatives à la santé de l’individu) et le reste des données personnelles. Cette seconde catégorie ne fait néanmoins pas la différence entre plusieurs niveaux d’intimité alors que cela pourrait être un bon moyen de protéger la vie privée des internautes sans dégrader leur expérience utilisateur! Une solution bénéfique à l’ensemble des parties consisterait par exemple à définir des normes, au niveau français ou européen, qui soient appliquées par tous les acteurs de la publicité et qui permettraient de ne collecter que les données personnelles « non intimes ». C’est à ce prix qu’un équilibre peut être trouvé entre toutes les parties en présence, utilisateurs, annonceurs et intermédiaires.
Une solution bénéfique à l’ensemble des parties consisterait par exemple à définir des normes qui permettraient de ne collecter que les données personnelles « non intimes ».
Questions formulées par Luciana Uchôa-Lefebvre