L’industrie de la publicité digitale est sur le point de vivre son second cataclysme (après la mise en application du RGPD). En attendant la disparition des cookiers tiers de Chrome annoncée pour 2022, et suite à la publication des lignes directrices de la CNIL sur le recueil du consentement (et notamment du refus), l’écosystème doit se résoudre à se passer d’un outil omniprésent sur lequel repose toute la création de valeur à travers les échanges. Quels sont les enjeux de la fin des third party cookies et comment le marché peut-il survivre à ce changement majeur?
Un bouleversement qui remet en question tous les pans de l’industrie du marketing digital
Avec ses 58 % de parts sur le marché des navigateurs, Google (Chrome) porte un coup très dur à l’industrie publicitaire online en s’alignant sur la décision d’Apple et de Mozilla de supprimer les cookies tiers de leurs navigateurs (Safari et Firefox). Ce choix amorce en effet un changement de paradigme inédit pour l’ensemble de l’écosystème contraint de revoir ses méthodes d’identification et d’adressabilité afin de réaliser de la publicité à la fois ciblée, efficace et mesurable sans utiliser les historiques de navigation (parcours utilisateur) ni les identifiants stockés par les cookies tiers.
Car cet élément pivot pour l’ensemble des acteurs du web (éditeurs, annonceurs, fournisseurs de technologies, etc.) est au centre de la connaissance online et indispensable au ciblage, à l’achat/vente programmatique, l’attribution, la mesure ou l’analyse des performances. Les pertes promettent donc d’être massives : disparition de l’identité cross-site et de la personnalisation one-to-one, déclin des capacités de mesure et des performances (post-click, post-view, reach, visibilité, etc.), chute des revenus des éditeurs suite à l’effondrement des volumes de data tierce, perte de valeur dans les échanges (programmatique, attribution/contribution). Toutefois, le cookie représente aussi une technique de tracking qui avait fini par faire naître la défiance des consommateurs.
Antoine Saglier, Directeur Général – ZBO Media : «Je pense qu’il était temps que l’époque du retargeting et du ciblage cookie individualisé s’achève pour le bien de tous. Les acheteurs utilisent de moins en moins la data au niveau du DSP. Selon moi, nous sommes sur le point de revenir à des techniques de media planning (versus audience planning).
Une sous-valorisation du média inéluctable
Les éditeurs risquent être particulièrement touchés par la transformation du marché. Les dernières directives de la CNIL produisent d’ailleurs déjà leurs effets en offrant un avant-goût d’un monde cookieless aux acteurs. La simplification du refus de cookies pour les utilisateurs met en effet d’ores et déjà les éditeurs dans l’incapacité de monétiser 15 à 30 % de leur trafic depuis le 31 mars 2021 alors que les CPM avaient déjà été divisés par 2 voire 3 fois depuis la mort des cookies sur Safari et Firefox. En outre, les services jusque-là proposés par les sites éditeurs à l’internaute pourraient aussi baisser en qualité : une publicité moins pertinente et redondante (fin du frequency capping) ainsi qu’une navigation moins user-friendly imposant une authentification systématique (reconnexion) sur les sites qu’ils consultent les plus souvent. Dans un tel contexte la pédagogie et l’évangélisation auprès des internautes seront essentiels pour faire comprendre le business model des éditeurs et aborder la question de l’intérêt légitime.
“Une grosse partie de l’industrie du programmatique étant basée sur les cookies tiers, la perte de reach et de revenus pour les éditeurs sera immédiate. De notre côté, nous avons très vite fait le pari de travailler aux côtés des navigateurs sur des formats cookieless” Aurore Goxe, co-fondatrice, Adrenalead
L’impact des décisions de Google : moins de concurrence, plus de domination ?
Le constat reste donc le même : l’écosystème, pourtant hyper-fragmenté est à la merci d’une minorité d’acteurs dominants. Et si les décisions critiques prises par les GAFA sont justifiées par une tendance du marché à placer l’internaute et la protection de la vie privée au centre des échanges, il n’en reste pas moins que ces décisions mettent souvent en péril une partie des acteurs. Outre la fin des cookies tiers sur Chrome, Google a fait de récentes annonces qui révèlent l’élaboration évidente d’une stratégie commerciale anti-concurrentielle, déployée par le biais de son projet Privacy Sandbox. En choisissant de bannir les identifiant tiers de sa demand-side platform (DV360), l’entreprise écarte les ad tech indépendantes de son environnement et les coupent ainsi d’une grande partie des transactions publicitaires. De plus, bien que sa proposition de cohorte (FLoC pour Federated Learning of Cohorts), destinée à constituer des groupes d’individus anonymes selon leur historique de navigation, puisse offrir une alternative au ciblage cookie-based, elle implique que Google reste le seul acteur à connaître le parcours utilisateur et renforce sa domination du marché. Une raison supplémentaire pour l’open web de créer enfin l’indépendance jusque-là fantasmée. Cependant, Google a récemment affirmé ne pas avoir prévu de tester FLoC en Europe.
« L’obstacle majeur de FloC en Europe est la directive Eprivacy (et la CNIL) : FLOC ID est une API qui réalise des requêtes et accède aux devices. Or, en Europe, le consentement est necéssaire pour accéder aux devices. » Benoit Oberlé, CEO & Founder de Sirdata
« Google est en train de transformer de la data personnelle en données agrégées. Sur le papier, cela semble être une bonne chose mais le problème est qu’il ne s’agira justement plus de données personnelles. Les consommateurs risquent donc de ne plus être protégés par le RGPD et d’être dans l’incapacité de s’opposer à la collecte et au traitement de ces informations. » Mathieu Roche, Co-founder & CEO
Quel avenir pour l’identité et le marketing digital ?
Malgré tout, la disparition des cookies tiers peut aussi offrir des perspectives au reste du marché, telles que les coalitions (à l’instar d’Alliance Gravity) et le regain d’innovation. L’écosystème est désormais en pleine effervescence et de nombreuses solutions cookieless se positionnent en tant qu’alternatives.
« Cette transformation de l’écosystème est une opportunité de découvrir de nouvelles technologies innovantes qui ont su repenser l’efficacité publicitaire sans s’appuyer sur les cookies tiers et dont la mise en œuvre ne dépend pas du consentement de l’utilisateur. » Louis Prunel, CEO – BeOp
La data first party : nouveau pivot du secteur
Si les éditeurs sont pressentis comme les acteurs qui souffriront le plus de cette transformation, ils seront très vite en mesure de réhausser leurs revenus grâce à une revalorisation de leurs données first-party sur lesquelles l’intégralité de l’écosystème (y compris Google) se reposera désormais pour cibler la publicité. Les grands gagnants seront ceux qui seront en mesure de redéfinir l’offre proposée à leur audience (proximité, personnalisation, qualité de services, exclusivité du contenu avec ou sans paywall, etc.) afin de générer le plus de valeur possible.
“La fin des cookies tiers est une opportunité fantastique de rapprocher à nouveau les marques et les éditeurs parce que la donnée proviendra directement du détenteur du média. Désormais, le savoir-faire est à chercher du côté des médias qui ont su jusque-là générer de la valeur ainsi qu’un impact publicitaire sans cookie.” Sylvain Le Borgne, Head of Expertise & Innovation chez 55
Vers une identification universelle open web…
Plusieurs ad tech sont aujourd’hui dans les starting blocks et proposent leurs propres solutions d’identification universelle. Parmi elles, on compte des sociétés telles que Zeotap avec sa solution ID+, LiveRamp avec ATS, ou encore The Trade Desk avec Unified ID.
« L’opportunité de conserver un open web au sein duquel les utilisateurs restent adressables se précise, ceci grâce à la création de technologies basées sur les données 1st party et l’identification universelle. » Alexandra Roa, Publisher Account Director – Zeotap
La data déterministe pourrait également avoir un rôle important à jouer dans ce nouveau contexte.
Paul Ripart, Responsable Marketing Data & Programmatique – TF1 Publicité : « Le cookie était en réalité une très mauvaise monnaie dans le domaine publicitaire mais il a aussi un côté vertueux : celui de permettre une conversation one-to-one. Si l’on veut rester dans cette logique 1:1, il faut un identifiant pérenne qui est l’adresse mail ».
…Une nouvelle adressabilité et un ciblage cookieless
Les solutions d’identification vont permettre un nouveau type d’adressabilité. D’autres ad techs vont elles aussi permettre de restructurer l’open web en conservant l’adressabilité et la personnalisation one-to-one telle que Adrenalead qui tire parti du navigateur pour diffuser de la publicité à travers son format de web push notification. Les solutions de ciblage contextuel (basé sur le contenu des pages voire la sémantique) sont par ailleurs également en très bonne position pour se développer dans le futur monde sans cookie (ex : Sirdata, Beop, spécialisé sur la conversation ou encore Seedtag).
“Le contexte est une solution majeure pour faire du ciblage sans consentement. Mais il existe d’autre moyens tels que les algorithmes de prédictions ou la data science qui permettra de déterminer des groupes de ciblage et d’extrapoler sur la partie des utilisateurs qui n’ont pas consenti. » Benoît Hucafol, Head of Product – Smart
“Avoir une alternative aux cookies suppose que les gens aient à se connecter aux sites plus souvent pour qu’ils puissent authentifier leur data. Le point positif est que les internautes vont avoir plus de contrôle sur leur data car l’industrie s’appuiera sur des données déclaratives, en privilégiant l’innovation et le privacy-by-desgin pour réaliser un ciblage et un marketing exploitables.” Tim Geenen, Managing Director, Addressability Europe – LiveRamp
Bien que l’écosystème se soit reposé sur les cookies durant de très nombreuses années, il semblerait que les perspectives d’adressabilité, de personnalisation, de ciblage ou de mesure existent encore au sein d’une industrie pourvue de grandes capacités d’innovation. Il est toutefois urgent de rappeler que l’écosystème ne peut fonctionner entièrement sans les GAFA. Collaborer avec Google sur son projet de Privacy Sandbox reste essentiel pour rester dans la conversation et servir les intérêts du marché, d’autant plus pour les plateformes majeures du programmatique (ex : Smart) ayant pour partenaires une grande partie des solutions d’identification du marché.
Dossier constitué par Stéphanie Silo
La thématique de ce dossier a été traitée lors du webinar Topic Of The Month de Ratecard d’avril. Le prochain webinar Topic of the Month sur le thème des CDP se tiendra le 21 mai 2021 à 10h (inscriptions ici).