Suite de l’interview de Mats Carduner, CEO de l’Agence 55, dans le cadre de notre série sur les données, le tracking et le respect de la vie privée.
Les comportements des consommateurs étant aujourd’hui multi-devices, l’industrie laisse petit à petit de côté l’usage des seuls cookies pour approcher des méthodes de suivi cross device. On entend alors parler de fingerprint, de device ID, de http header. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce que vous pensez de ces différentes méthodes ? Et de l’usage que vous en faites ?
Ces trois méthodes que vous évoquez sont souvent plus décriées que les cookies car contrairement à ces derniers, il n’y a aujourd’hui pas, ou trop peu, d’information sur leur fonctionnement, leur utilité, et les moyens d’effacer les informations collectées. L’enjeu c’est celui de l’éthique et de la transparence. Les utilisateurs doivent être éduqués pour mieux comprendre ce qu’implique la navigation sur internet, la consultation de contenus ou de services gratuits, et être en mesure de faire appliquer leur volonté en matière de partage de données. On peut critiquer le manque de clarté de bien des bandeaux d’information sur les cookies qui sont apparus sur les sites depuis la recommandation de la CNIL, mais ils ont le mérite d’exister, ainsi que les moyens d’effacer les informations de navigation stockées dedans.
A l’inverse, le fingerprinting énerve pas mal de gens car ils ont l’impression de ne pas avoir de contrôle sur les informations partagées. Mais en réalité, même avec les cookies, on peut toujours trouver un moyen technique de contourner la volonté d’un utilisateur si on a de mauvaises intentions. C’est complexe de s’y retrouver parmi ces méthodes qui évoluent rapidement et en parallèle, même lorsqu’on travaille dans le secteur et qu’on est un peu mieux informé que la moyenne.
En soi, je dirais que vu le monopole des GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon, ndlr.] sur le système fondé sur les cookies, c’est une bonne chose que d’autres méthodes soient développées par d’autres acteurs pour arriver au même but, d’une autre manière (ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que les GAFA ne développent pas non plus ces autres méthodes) – si tant est que ce soit fait de façon éthique et transparente.
Le contrôle réglementaire et le regard de la société civile sont importants pour garantir cela. On voit cependant la nécessité de ne pas se reposer uniquement sur la loi, qui est souvent en retard, concentrée sur des techniques du web et les cookies, alors qu’aujourd’hui la moitié du temps passé sur le web passe par le mobile, via des applications qui sont un environnement technique complètement différent du web. L’équilibre des forces se partage entre autorités régulatrices, les géants du web (chaque décision d’Apple ou de Google concernant la possibilité de collecter tel ou tel ID crée une onde de choc sur tout le marché), les marques, la myriade de petits ou moyens acteurs concernés, et les utilisateurs. Il faut s’assurer que ce partage des pouvoirs et du contrôle soit équitable.
Quant à notre usage de ces méthodes, on est attentif à ce qui se passe et on teste pas mal de choses, notamment avec des acteurs comme Drawbridge, mais on utilise pour l’instant plutôt les méthodes cookie-based ou login ID-based (comme Atlas).
Le consortium W3C a récemment critiqué très sévèrement les méthodes de tracking sans cookies (lire ici leur déclaration). Que pensez-vous de leur déclaration ?
On est totalement aligné avec leur déclaration. Ce n’est pas vraiment le fait de tracker sans cookies qui est critiquable, mais de mettre en place des dispositifs de suivi au niveau de l’individu, avec l’objectif assumé de contourner sa volonté, ou de l’empêcher de l’exprimer (ce qui revient au même). Tout ce qui vise à passer outre le consentement d’un utilisateur est répréhensible. Il faut préserver et renforcer une forme de contrôle sur ces méthodes de tracking : contrôle par des organismes de standardisation comme le W3C, par le législateur, et bien sûr par l’individu.
Google s’est mis récemment à faire de la pédagogie auprès de ses clients pour les inciter à mieux informer les utilisateurs sur l’usage de cookies, en vue de se conformer aux futures nouvelles réglementations européennes. Que pensez-vous de cette initiative ?
Du bien. J’évoquais auparavant l’absence d’une réelle unité de l’industrie de l’ad tech. Quand un acteur comme Google fait de son propre chef de la pédagogie en faveur du respect de la législation auprès de ses clients, ça a un impact considérable sur le marché.
Chez 55, nous croyons fortement en l’importance du contexte réglementaire d’une part, et d’une forme d’autorégulation des acteurs du marketing, de la publicité en ligne et des annonceurs d’autre part. Si l’un peut aider ou pousser l’autre à agir dans le bon sens et réciproquement, tant mieux et finalement peu importe qui a donné l’impulsion initiale. Nous plaidons pour une prise de conscience au niveau sociétal de l’impact de la data, pour la construction d’un cadre équilibré entre respect de la vie privée et innovation. Via le Forum d’Avignon notamment, nous tentons de sortir les questions de données, de tracking, et de vie privée des cénacles d’experts techniques et de l’industrie du marketing et de la publicité, car nous pensons que c’est essentiel que la société civile soit sensibilisée à ces questions. La démarche de sensibilisation est complexe, il faut que les gens soient informés, mais également bien informés. L’adjonction de l’enjeu d’innovation et de création de valeur au triplet données, tracking et vie privée, permettrait par exemple de poser les bases d’un débat plus serein (c’est l’esprit du projet de déclaration des droits de l’homme numérique – www.ddhn.org). On milite pour la mise en place d’une déontologie de la profession du marketing à l’ère de la data.
Les données sont stratégiques à double titre : pour le ciblage et le positionnement des campagnes mais ensuite pour l’analyse de ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas vis-à-vis l’objectif fixé au départ. Comment concilier la publicité personnalisée, et la publicité tout court, dont on sait qu’elle est indispensable au financement des éditeurs, l’usage de données pour le ciblage de campagnes et le respect de la vie privée d’après vous ?
La réponse à cette question est en quelque sorte une synthèse de mes réponses précédentes. C’est un mélange de régulation externe et d’autorégulation, et la capacité à enquêter librement sur le respect de la régulation et des valeurs affichées par les organisations dans leurs pratiques quotidiennes.
Quelles sont vos priorités pour cette rentrée en France, en Europe et à l’international ?
On souhaite consolider ce qui a été fait en cinq ans pour pouvoir accompagner des marques internationales sur les questions de stratégie de connaissance-client et de communication, sur tous les fuseaux horaires.
On a pas mal contribué à porter les sujets data, digital et média sur les devants ces dernières années et on souhaiterait conforter notre positionnement de partenaire-conseil privilégié sur ces questions, grâce à notre capacité à rassembler des talents et des compétences super pointues et très variées.
A l’étranger, c’est le développement de nos bureaux anglais et hong-kongais, avec l’embauche de consultants et d’experts locaux, tout en arrivant à maintenir notre niveau d’exigence de service, et en transmettant notre culture d’entreprise.
Avec notre croissance rapide, on veut également rester attentifs, sans tomber dans le culte de la culture d’entreprise, à ce que l’esprit de l’entreprise soit fidèle aux premiers jours, fondé sur l’exigence et l’échange.
Luciana Uchôa-Lefebvre
(Images : captures site www.fifty-five.fr et www.ddhn.org.)
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