Relever ensemble le défi de connecter les annonceurs aux marchés africains et du Moyen-Orient, ainsi qu’à leurs diasporas en Europe. Ces paysages aux réalités très contrastées, où les pratiques sont très différentes de celles observées en Europe, offriraient un potentiel fort aux annonceurs.
C’est en tout cas l’ambition de Salif Diop (ex-Madvertise, Adikteev et Sports Local Media) et Hakim Hattou (ex-Zanox/Awin, spécialiste de ces marchés). Ils ont lancé fin 2019 leur propre agence: Kawarizmi, en référence au mathématicien et sage persan du 8e siècle dont le nom latinisé est à l’origine du mot algorithme. Même si beaucoup reste encore à construire, Kawarizmi a déjà démarré ses premières campagnes et cherche à se développer, notamment à travers une levée de fonds lancée en début d’année. Nous tentons d’en savoir plus sur ces marchés dans cet entretien avec les deux cofondateurs.
Comment approcher les marchés Afrique et Moyen-Orient ?
H.H. : Pour approcher ces marchés, il faut être conscient de leur différence. Le contexte sur place n’est pas similaire à ce que l’on connaît en Europe. On ne peut certainement pas se servir des mêmes modèles et méthodes. Même si les disparités entre chaque pays de la région MEA sont très fortes, on trouve des points de convergence. Dans cette région, 65% de la population est encore offline, ce qui signifie que se servir uniquement du programmatique online ne permet pas aux marques de se connecter à leurs audiences.
S.D. : Plein de facteurs limitent l’existence d’une audience online dans ces régions, à commencer par des infrastructures de connexion limitées. De plus, s’il est vrai que la majorité des populations utilisent un téléphone mobile, peu disposent d’un smartphone. On y constate une très forte pénétration des mobiles en tant que média à l’individu (alors que la télévision peut souvent servir à la collectivité). Mais dans la plupart de cas, il s’agit de « feature phones », des mobiles limités à des fonctions de base d’appel et d’envoi de SMS.
H.H. : Il y a aussi le coût élevé de la communication : la data coûte cher. En Afrique subsaharienne, les dépenses en data mobile et connexion internet représentent plus de 2 % des revenus mensuels. C’est pourquoi on s’en sert de façon discontinue. Ceci étant, même si une minorité encore dispose d’un smartphone, l’internet mobile progresse très fortement dans les pays de a zone. Le potentiel est très fort, l’audience se développe d’année en année. Le taux de pénétration de l’internet mobile est aujourd’hui de 42,5% contre 32% en 2016.
Si ces marchés sont encore balbutiants, ils restent très intéressants. Pour ce qui est de la technologie et de l’écosystème publicitaire, il manque encore beaucoup de maillons. Les acteurs locaux sont très isolés. Ceci signifie que la première étape consiste déjà à les fédérer.
Quels médias sont consommés ?
H.H. : D’après eMarketer, tous médias confondus, c’est un marché à 27 milliards de dollars dont 75% investis dans les médias traditionnels. La télévision, média de masse très important, est le plus consommé. La radio aussi. C’est une région très riche linguistiquement, avec plus de 3 000 idiomes. Avec l’essor d’internet, l’audio et le podcast se développeront fortement. Mais il y a une différence entre ce qui est consommé et les investissements publicitaires. Par exemple, même si la presse écrite se place en troisième ou quatrième place des investissements selon le pays, son taux de pénétration est infime, il se cantonne aux zones urbaines.
En Afrique subsaharienne, les dépenses en data mobile et connexion internet représentent plus de 2 % des revenus mensuels.
Que propose Kawarizmi ?
H.H. : Kawarizmi est une agence de publicité programmatique (trading desk + ad network) et de marketing mobile. Nous nous adressons à toutes les marques intéressées par les audiences des pays MEA, sur place ou dans la diaspora. Cela concerne des annonceurs français, locaux ou internationaux. Pour ce démarrage, nous nous concentrons plutôt sur l’Afrique de l’Ouest et du Nord, même si nous avons des campagnes déjà en cours aussi en Afrique australe.
Comment pouvez-vous les aider ?
H.H. : Nous pouvons leur proposer des dispositifs online et offline pour toucher leurs audiences. Pour celles qui sont présentes localement dans les pays, on peut même construire des passerelles entre l’offline et l’online.
Prenons l’exemple des mobiles, dont on se souvient que la majorité n’est pas encore connectée. Les opérateurs nationaux monétisent ces inventaires publicitaires offline (SMS, pop-up USSD). Grâce à l’important taux de pénétration du mobile, les marques peuvent toucher une audience conséquente, connectée ou non. Un SMS avec une url diffusée sur une base opt-in et qualifiée permet de suivre cette audience si elle clique et se connecte. On déposera alors un tracker lorsqu’elle visitera la page proposée, pour plus tard la retargeter en programmatique (voir ici un exemple).
Comment accédez-vous à ces inventaires et à ces bases qualifiées ?
H.H. : Nous avons des accords avec les opérateurs télécom et des fournisseurs de données. Ces derniers nous permettent de proposer un inventaire de 150 millions de contacts uniques qualifiés et opt-in. Nous disposons de leur ID (leur numéro de téléphone), nous savons si c’est un homme ou une femme et dans quelle commune ils habitent. À travers leurs consommation de data, nous pouvons déduire leur catégorie socioéconomique.
Grâce à l’important taux de pénétration du mobile, les marques peuvent toucher une audience conséquente, connectée ou non.
Cela couvre quels pays ?
H.H. : Afrique du Sud, Côté d’Ivoire, Ghana et Nigéria.
Et pour les pays d’Afrique du Nord et de l’Ouest ?
H.H. : Dans les pays où les opérateurs ne proposent pas d’offre de data qualifiée, nous les constituons nous-mêmes. Soit nous accompagnons ces opérateurs soit nous organisons des concours pour attirer des audiences opt-in. Il est en effet très courant en Afrique que les gens échangent l’accès à des données gratuites contre de la publicité.
Cela vous arrive d’accompagner des annonceurs sur des campagnes digitales ?
H.H. : Six fois sur dix, c’est du online. Le chantier que nous menons sur le volet adserving et programmatique est considérable. Même si l’audience se développe fortement, les acteurs sont aujourd’hui dispersés, notamment les éditeurs. Or, les annonceurs ont besoin de volume. C’est la raison pour laquelle nous montons également une place de marché africaine. Pour cela nous fédérons des éditeurs premium, dont TSA en Algérie et Webedia Arabia, des ad networks locaux et des médias internationaux dont les audiences sont fortement représentées dans les pays MEA. C’est aussi la meilleure manière pour nous de toucher les membres de la diaspora. Nous atteignons déjà une audience de 200 millions de visiteurs uniques et plus de 600 millions d’impressions par mois sur toute la zone.
Combien de campagnes avez-vous pu réaliser depuis votre lancement en novembre dernier ?
S.D. : Nous avons réalisé des campagnes display/vidéo et offline, dont 60 % pour toucher des audiences présentes en Afrique. Nos clients sont soit directement des annonceurs soit des agences, comme Blue Lions et Digital Virgo. Ils sont pour l’instant pour la plupart présents à Paris. Notre levée de fonds nous permettra de constituer nos équipes en Afrique du Nord et de l’Ouest. Nous cherchons à lever 700 000 euros d’ici fin juin.
Propos recueillis par Luciana Uchôa-Lefebvre